Il n’y a pas vraiment de cartes. Rares sont les rues qui ont la chance de posséder un nom. Même Google Maps est déboussolé. Parmi les mégapoles africaines

La Rédaction de Nyota Radio Télévision

Il n’y a pas vraiment de cartes. Rares sont les rues qui ont la chance de posséder un nom. Même Google Maps est déboussolé. Parmi les mégapoles africaines qui grossissent chaque année sans savoir comment accueillir leurs nouveaux habitants, Kinshasa est la plus folle. Sur un continent de plus de 1 milliard d’habitants qui devrait accueillir un quart de la population mondiale d’ici à 2050, la capitale de la RDC, troisième ville d’Afrique, est une cité-Etat à l’administration fantôme, sur laquelle nul n’a de véritable emprise.
Des monceaux d’ordures qui fondent au soleil, des torrents de boue quand il pleut, des boulevards en surchauffe sous l’air tropical conjugué à la pollution du trafic, des hordes d’enfants des rues qui côtoient des millionnaires en 4×4 à vitres fumées, et la foule, toujours, partout, affairée à chercher de l’argent, des solutions, mais jamais de repos. La suractivité de « Kin » défie le sens, autant que le chaos urbain aux conditions extrêmes où vivent, ou plutôt survivent, les Kinois, champions africains de la résilience.
« Kin est une ville unique au monde, tu vis, tu survis, tu l’aimes ou tu la maudis, mais tu ne t’ennuies jamais », dit Véro Tshanda Beya, actrice principale du film Félicité, qui se déroule dans les faubourgs d’une Kinshasa douce et impitoyable à la fois. Depuis les terrasses des bars gluants de Bandalungwa, quartier populaire surnommé « Petit Paris », les buveurs de bière observent les lumières d’un village propret qui scintillent de l’autre côté du fleuve Congo : Brazzaville, l’austère et ordonnée, semble bien différente de l’alliciante Kinshasa. Les deux capitales les plus proches du monde se défient, se méprisent mais s’entraident et s’adorent.
D’autres, comme « Maman Marthe », ont tenté leur chance à Brazzaville, d’où les immigrés kinois ont été brutalement expulsés en 2014. La voilà habitante du bidonville crasseux de Pakadjuma, réputé pour ses taudis de passe et traversé par une ligne ferroviaire. « Je me débrouille. Mais à Kinshasa, tu ne reçois aucune aide et tu ne peux compter que sur toi-même », dit-elle devant son stand décharné de biscuits et de pâte de manioc. Elle ne quitte plus Pakadjuma, où le train hebdomadaire ne s’arrête plus depuis longtemps.
Terminus à La Gombe, « la Ville », le coeur de Kinshasa, dans cet autre monde où l’on parle toutes les langues de la RDC. Dans la plus grande ville francophone au monde, les deals se font aussi en arabe, en hébreu et en anglais. On paye en dollars ou en francs congolais qui perdent de leur valeur chaque jour. Car en RDC, même le système financier est cassé.
Kinshasa porte en elle les stigmates des grandes phases politiques congolaises. Le colonialisme d’abord, qui a posé les bases de la planification urbaine. Puis le « mobutisme », qui a traduit en architecture fantasque la grandeur d’un Zaïre qui s’est effondré en 1997. Les Kabila père et fils, chefs de guerre venus de l’est du pays, n’ont laissé leur empreinte nulle part. Si ce n’est dans le mausolée d’inspiration nord-coréenne à la gloire de Laurent-Désiré Kabila, érigé à l’ombre des ministères de La Gombe où la statue de Mobutu a été dévissée.
L’ancienne Léopoldville belge est devenue une sorte de New York pour miséreux et ambitieux venus de toutes les provinces de la RDC. Des creuseurs de diamants du Kasaï deviennent chauffeurs de taxi, des cultivateurs du Kongo-Central se font vendeurs ambulants, des familles de la province de l’Equateur font l’aller-retour sur des barges proches du naufrage pour vendre quelques sacs de charbon. Les indéchiffrables Nandé de Butembo, ville de commerçants du Nord-Kivu, y démontrent leur puissance financière et leur art inégalé des affaires. Et des gamins en loques circulent toute la journée avec des échafaudages de marchandises sur la tête.
Tout s’achète à Kinshasa, en fonction de ce que les Kinois trouvent à vendre. Tout un pays vient ici pour trouver du travail, rêver, souffrir ou réussir. Même si c’est dans un des gigantesques bidonvilles qui s’étendent dans la plaine au sud-est, où la capitale poursuit son explosion urbaine. Il suffit pourtant de rouler 30 km pour se perdre dans une brousse épaisse. Il n’empêche, Kinshasa aimante et promet à ceux qui s’y aventurent un rêve qui ne se réalise pas souvent.
En 1995, des chercheurs ont recouru à des images satellitaires pour esquisser les grandes lignes de la morphologie de cette insaisissable mégapole. « La densification […] semble avoir atteint ses limites, ce qui se traduit actuellement par des migrations du centre-ville vers des quartiers des communes intermédiaires ou périphériques, avec une localisation à proximité des axes de communication vers le centre-ville. Ce sont donc ces quartiers localisés à proximité des voies de communication qui se densifient », soulignent Eléonore Wolff et Virginie Delbart, géographes à l’Université libre de Bruxelles.
La petite classe moyenne peuple la bande qui sépare le nord et le sud de la ville. Arsène Ijambo, de la Société des architectes du Congo, y a observé un phénomène inquiétant de surdensification. « Tout le monde essaie de se rapprocher de la “Ville” pour saisir des opportunités ou être à proximité des zones d’activité, explique-t-il. Vu que les terrains sont chers, les gens préfèrent louer et morceler leurs parcelles pour se faire de l’argent. »
Arsène Ijambo désespère devant les défis posés par sa ville. Il l’assure : près de 60 000 nouveaux ménages s’installent chaque année à Kinshasa. Comme à Lagos, à Luanda ou au Caire, ni les urbanistes, ni les ministres, ni les diplomates ne savent combien de personnes vivent dans ces mégapoles africaines. Peut-être Kinshasa compte-t-elle 12 millions d’habitants, peut-être sont-ils 15 ou 20 millions. Ils pourraient être 100 millions, personne n’aurait encore envie de résoudre cette énigme.
Le deuxième et dernier recensement date de 1984 : 2,6 millions d’habitants. Mais comment, aujourd’hui, dénombrer les habitants de ces rues sans noms, de ces quartiers qui se transforment chaque jour, de ces communes sans cadastre d’un monstre urbain cent fois plus grand que Paris ?
« La vision coloniale de la ville est à défaire », réclame Arsène Ijambo. En l’absence de plan, de vision et de cadre juridique nouveau depuis l’époque du colon belge, Kinshasa perpétue malgré elle certaines habitudes urbaines. L’ancien chemin de fer intra-urbain, que les Noirs dits « évolués » franchissaient avec un laissez-passer, ne fonctionne plus mais protège les plus riches vivant aux côtés des expatriés des Nations unies dans les immeubles et résidences de la « Ville».
Avec ses immeubles luxueux, ses villas cossues qui dégringolent des collines de Ma Campagne et de Mont Fleury, ses supermarchés hors de prix, ses bars et clubs branchés, ses ambassades, ses sièges de partis politiques, de banques et d’entreprises concentrées sur 29 km2, la « République de La Gombe » est un monde à part.

BBL/JA